À propos

Artiste pluridisciplinaire
Vit et travaille à Cadenet (France)
Entretien avec Jacqueline Caux
« Faire surgir l’invisible »
JC : Après tes deux dernières expositions sur tes coccolithes et tes diatomées, tu as commencé une nouvelle série : celle de femmes, grandeur nature, dont les carapaces qui les recouvrent, sont faites de représentations fantasmatiques de coccolithes. Qu’est-ce qui t’as amené à réaliser ces femmes impressionnantes ?
IR : Je pense que c’était une autre façon de pénétrer, de façon imaginaire, dans cet univers des mondes invisibles qui me fascinent. Je voulais représenter ce qu’est notre existence au milieu de toutes ces immensités invisibles : l’infiniment grand et l’infiniment petit. Et, à l’instar des coccolithophores, je me suis fabriqué des exosquelettes symboliques en m’inspirant des formes que les êtres humains ont inventées pour protéger leurs corps lorsqu’ils veulent aller explorer des lieux auxquels nous n’avons pas accès sans protection. Il y a, par exemple, de fantastiques scaphandres qui permettaient d’accéder à des fonds sous marins inouïs, des tenues de cosmonautes qui permettent de s’aventurer dans des espaces sans air, des tenues de vulcanologues qui vont explorer des lieux très dangereux, des tenues de pompiers qui vont devoir affronter le feu… Toutes ces personnes – d’une certaine façon – je les vénère car elles accèdent au summum des explorations et des dangers possibles, malgré leurs fragiles enveloppes charnelles. Alors je me suis dit : ces petites algues qui vivent dans l’eau depuis tant de millions d’années, que reste-il d’elles ? Leurs exosquelettes vont perdurer et nous allons pouvoir les retrouver grâce à une autre aventure qui va prendre forme grâce à notre curiosité ; cette curiosité qui nous pousse à toujours trouver des moyens qui vont nous permettre d’explorer ces univers hostiles. Ce qui était important, pour moi, c’était l’idée que l’on puisse avoir besoin de se protéger, d’avoir une sorte d’armure pour affronter la vie, les peurs, l’étrange, la mort, tout ce qui peux attaquer notre chair… Les dessiner c’était une sorte de cérémonie ou d’exorcisme qui me permettait de montrer que ces femmes – et je tiens absolument à ce que ce soient des femmes – partent pour des aventures qui me dépassent !
JC : C’est étrange, mais, en les regardant, j’éprouve un sentiment ambivalent : elles ont besoin de protection mais, dans le même temps, elles m’apparaissent fortes, puissantes…
IR : Justement, elles sont courageuses ! Le courage consiste à affronter le présent, la vie avec tous les dangers qu’elle comporte, toutes les peurs que l’on peut éprouver dans notre monde éphémère. Je les place, en tant qu’humaines, dans des armures qui leur permettent de dépasser ces peurs et toutes les étrangetés de la vie ; alors elles peuvent aller tout explorer !
JC : Mais nous pourrions aussi penser que leurs armures les emprisonnent ?
IR : Pas du tout. Pour la deuxième série de femmes que j’ai commencée, j’ai donné plus de mouvement à leurs corps. Elles sont actives, plus démonstratives. Je pense vraiment que ce sont des voyageuses. Elles ne combattent pas, elles sont plutôt en état d’apesanteur dans le temps et dans l’espace.
JC : Elles observent aussi, elles analysent, afin de comprendre comment les choses se conjuguent ?
IR : Oui, parce que nous n’aurons jamais fini d’explorer ce monde. Ensuite cela demande du courage, d’essayer d’expliquer aux autres la fragilité, mais aussi la beauté et les émerveillements que nous pouvons ressentir. C’est toutefois moins dangereux que la méconnaissance ! Et elles, malgré leurs corps imparfaits, c’est tout le contraire, elles peuvent aller très loin… Elles sont un peu une représentation de moi-même. Je me sens bien là-dedans, parce que, à l’intérieur de ces armures, ce n’est pas d’une représentation de mon corps dont il s’agit, mais d’une représentation de mes pensées. C’est un peu comme lorsque nous sommes suspendues dans le ciel à regarder les étoiles : nous oublions, un temps, notre condition humaine, nous sommes dans une sorte d’enveloppe imaginaire, sans bras ni jambes, comme dans un songe qui nous permet d’être à l’abri dans une sorte de capsule. Elles, elles ne sont pas des vaisseaux : elles ont juste une seconde peau faite de fossiles qui ont résisté au temps.
JC : Ce seraient, en quelque sorte, des chimères ?
IR : Au départ, lorsque je peignais mes grandes coccolithophores, je les appelais mes chimères, dans le sens où je pensais hybrider des formes. Puis, je me suis rendue compte que ces « chimères » existaient vraiment dans la nature. C’était fou : cela m’a projetée hors du temps. C’était fabuleux !
JC : Pour moi, depuis le début de ton travail, il y a, une cohérence : tout d’abord garder invisibles des objets que tu plaçais dans des boîtes que tu installais dans des musées au milieu d’objets anciens, telles des reliques contemporaines. Puis, un peu plus tard, tu as rendu visible l’invisible avec tes peintures de coccolithes, de diatomées…
IR : Depuis le début, il y a cette idée d’enveloppes : des boîtes, des vêtements, maintenant des armures, qui échappent au temps. J’ai, en effet, la volonté d’essayer de montrer quelque chose d’invisible et de trouver le meilleur moyen d’embarquer les autres dans cette histoire. Par ailleurs, cette histoire d’armure est plutôt associée à un monde typiquement masculin – à part Jeanne d’Arc -, et je trouve que ça marche assez bien d’entrer dans ce territoire en tant que femme !
JC : Pour moi, ta démarche est une sorte de réponse à la prolifération actuelle d’images.
IR : Je me positionne en me disant : qu’est-ce que je peux faire aujourd’hui si je refuse de me noyer dans cette masse d’informations, dans cette masse d’images qui ont déjà été dites et redites ? Au 20eme siècle nous avons voulu désacraliser beaucoup d’œuvres d’art et je l’ai regretté, parce que, lorsque l’on garde un regard d’enfant, on ne désacralise pas, on préserve nos curiosités et même nos peurs et c’est intéressant. Pourquoi devrions-nous perdre tout cela en devenant adultes ? Pourquoi n’exploiterions nous pas ce qui, a priori, n’existe pas, ce qui n’est pas palpable ? Moi c’est cela que j’essaie d’approcher.
JC : Tu joues aussi avec la frustration que l’on peut ressentir lorsque l’on ne peut pas voir ce que la boîte contient ou ce que l’armure recouvre.
IR : J’aime bien l’idée qui consiste à se dire : mais qu’est-ce que j’ai vu ? Ce sont les mêmes questions que tu te poses lorsque tu regardes un coucher de soleil : pourquoi passe-t-on du bleu au jaune sans passer par le vert ? Il y a, toujours et partout, des énigmes et les énigmes c’est très précieux.
JC : Est-ce pour cela que tu aimes tant fréquenter des scientifiques pour lesquels, plus leur travail s’étend plus leurs questions se multiplient ?
IR : Ce que je perçois chez les scientifiques, c’est que lorsqu’ils font des découvertes ils ont des « certitudes », mais pour un temps seulement… À un moment donné, ils acceptent que ces « certitudes » volent en éclat. Pour moi cette attitude est très importante. Bien sûr, il faut croire aux choses que l’on voit et que l’on comprend, jusqu’au moment où quelqu’un vient et te dit non ce n’est pas ça ! C’est cela qui différencie la science de la religion et c’est fondamental !
JC : C’est la nécessaire mise en question des dogmes qui doit s’excercer dans l’art comme dans la science. Rien n’est jamais définitif. Schoenberg avait dit qu’avec le dodécaphonisme, il avait inventé un système compositionnel qui durerait plus de 100 ans, mais l’histoire prouve, déjà, que ce n’est pas vrai ! Pour aller plus loin dans l’invisible, tu peins maintenant avec de l’eau de mer…
IR : Au départ je devais travailler avec une scientifique qui étudie l’eau de mer, mais cela ne s’est pas fait. Elle est elle-même devenue invisible. J’ai commencé par utiliser du sel de table et j’ai expérimenté différentes applications et séchages. J’ai décidé de dessiner de la verrerie de laboratoire ancienne et contemporaine. Le verre est fait de sable et permet de garder l’eau pour l’observer. J’ai appliqué un pigment outremer sur des fonds noirs, car le noir est pour moi la base de l’infini. Et sur ce pigment outremer j’ai peint avec l’eau salée pour faire apparaitre des formes, des reflets, des transparences. Au moment où je peins, rien ne se passe. Il me faut attendre pour voir ce qui va apparaître. Si je mets plusieurs couches on a l’impression qu’une trace blanche s’est formée. Mais, ce qui m’intéresse le plus, c’est la brillance des cristaux qui peut apparaître ou disparaître. Ensuite, pour les exposer, je placerais ces peintures sur une fine plaque de métal, sans les encadrer. Leur avenir sera un peu éphémère, le sel est un élément instable qui change d’aspect en fonction de l’hygrométrie. Un peu comme une aquarelle dont les couleurs peuvent varier avec le temps.
JC : Ainsi, là encore, tu mêles l’invisibilité avec la notion de temps. Il se passe là quelque chose de fragile et de surprenant, même pour toi.
IR : Oui, c’est un peu comme avec le révélateur pour la photographie. Dès que j’ai pu, j’ai récupéré de l’eau de mer et le rendu est encore différent et plus intéressant. Eau des mers, des océans… C’était un peu comme écrire avec de l’encre sympathique. Tu ne vois rien, tu ne vois que quelque chose d’humide, puis, comme je l’ai dit précédemment, avec le temps, la forme apparaît.
JC : Finalement, en tant que plasticienne, tu ne travailles jamais avec de la peinture ! Et des scientifiques t’apportent ces matériaux avec lesquels tu vas œuvrer.
IR : Ma collaboration avec la science a toujours existé : j’ai eu accès à des objets ramenés d’expéditions scientifiques lointaines que j’ai mis dans mes boîtes. Ici, les coccolithes viennent de grandes profondeurs marines et sont là depuis des millions d’années. Dans les laboratoires ils sont déposés sous forme de frottis pour être observés au microscope. Moi, avec mon pinceau, je fais un peu la même chose : je les pose sur une surface pour les observer. Le but est différent, mais notre intention est la même : comprendre ces choses, les révéler, s’émerveiller… Au printemps dernier, en collaboration avec les chercheurs de l’aquarium de la Station Biologique de Roscoff, j’ai installé mes « Microscopiques Reliques » dans cet aquarium fabuleux construit à la fin du 19ème siècle. C’est un endroit où sont étudiés les coccolithes, Il n’est pas ouvert au public. Ce lieu devient à ma grande joie, un « reliquaire » géant, dont on ne voit que des photos.
JC : J’ai la sensation que les scientifiques nourrissent beaucoup tes réflexions ?
IR : Ce que j’aime surtout, c’est qu’ils sont en dehors de notre quotidien car ils travaillent sur des échelles de temps différentes. C’est une bonne échappatoire. Et puis, leurs passions, leurs discussions, nous embarquent dans des histoires qui nous font nous sentir plus légers, loin des conventions, parce qu’ils parlent de choses qui nous dépassent tout en nous concernant. Mais il y a aussi de nombreux artistes qui me nourrissent et me passionnent.
JC : Je pensais à des femmes comme Louise Bourgeois, Sophie Calle, Annette Messager… et je trouve qu’il y a chez toi quelque chose de moins revendicatif, comme une attention au monde plus « flottante » – comme on parle d’attention flottante en psychanalyse -, et que tu nous transmets.
IR : Je comprends ce que tu veux dire, et ces femmes, je les aime toujours. J’ai réalisé que l’on m’avait caché énormément d’oeuvres faites par des femmes au 20eme siècle et même avant, et que l’on m’avait surtout enseigné, aux Beaux-Arts, une culture masculine. Ces femmes-là ont été des pionnières, elles ont utilisé un langage nouveau pour s’exprimer, et moi je m’empare de cela pour aller un peu plus loin. Cela ne m’intéresse pas vraiment de revendiquer ces choses que je veux considérer comme acquises. Nous avons entendu tant de discours à tous les niveaux qui ont été récupérés par le capitalisme, un peu comme l’écologie, je ne n’ai pas envie de me faire encore avoir ! Je ne peux pas renier tout ce que j’ai appris depuis que je suis toute petite et qui m’a donné l’envie d’être curieuse. Mais, bien sûr, je suis heureuse de voir – que dans ces sociétés très patriarcales -, il y a eu des pionnières, que ce soit dans le cinéma, la peinture, la danse, l’astronomie. Mais, maintenant, je me dis que c’est juste normal et qu’il faut continuer car nous n’avons pas de temps à perdre ! Et puis, enfant, je m’imaginais dans tous les rôles masculins ; je ne me suis jamais vu comme une femme au foyer. Il ne faut pas se laisser enfermer, et mon travail peut être vu, à ce titre, comme un combat et une revendication de femme libre. Ce que je fais n’est pas un métier c’est un état.